CHORUS: Qu'est-ce qui, selon toi, explique l'extraordinaire
cote d'amour dont tu jouis ?
FRANCIS CABREL: Je ne suis pas le mieux placé pour le
savoir. De mon côté, je m'applique à faire
des chansons. J'ai l'impression que des titres comme "La
corrida" ou "Octobre" ont pu émouvoir.
Mais à ce point-là, franchement, je ne sais pas
trop quoi dire. Ça dépasse un peu tout le monde.
- Il y a une espèce
d'adéquation amoureuse...
- J'aime beaucoup la relation que j'ai avec les gens que je croise,
qui me parlent, qui viennent voir le spectacle. C'est très
naturel, très authentique, en fait. Cela fait des années
d'ailleurs que j'essaie d'expliquer que je ne suis pas un garçon
compliqué !
- Cinq ans entre deux disques, c'est long. A quoi les as-tu
occupés ?
- C'est long, oui et non. A y regarder semaine après semaine,
je peux te dire qu'il n'y a pas un mois de trop. Il m'a fallu
deux ans pour sortir de Samedi soir sur la terre, pour
me vider un peu la tête... Un an après, j'ai repris
l'écriture. En gros, tu comptes deux ans de tournée
et deux ans d'écriture. Au milieu, il reste une année
où j'ai pu penser à être père de famille,
conseiller municipal, où j'ai eu du temps, quoi.
- On t'a souvent entendu protester contre le fait que l'on
passe trop souvent tes chansons à la radio, au détriment
de celles d'artistes moins connus. Est-ce à dire qu'il
faudrait revoir la question des quotas ?
- Il faudrait des quotas non pas par artistes, mais par genres.
Initialement, la loi était juste : on veut 40 % de chanson
française et, à l'intérieur de ça,
il faut qu'il y ait 50 % de nouveautés, c'est-à-dire
d'artistes débutants. Mais au dernier moment, cette loi
a été maquillée en "nouveautés
ou nouvelles productions", sous la pression de lobbies
très forts qui tiennent les radios privées. Si
bien que mon disque est considéré comme une nouvelle
production... alors que c'est loin d'être une nouveauté
puisqu'il y a vingt ans que j'exerce ce métier.
- Tu écris souvent des chansons au contenu social évident,
mais tu n'aimes pas trop le mot "engagé".
Tu lui préfères le mot "concerné"...
- Oui, j'aime ce mot-là. Celui d'inquiet ou de préoccupé,
aussi... Un peu comme les journalistes sont inquiets et préoccupés
par certains problèmes et les dénoncent dans des
articles. La chanson est pour moi un moyen de communiquer des
sentiments. Ça peut être la bonne humeur mais aussi,
quelquefois, l'occasion de mettre le doigt sur ce qui ne va pas.
- S'il y a quelqu'un qui semble équilibré, serein,
c'est bien toi. Or, la tonalité de certaines chansons,
tes engagements dans nombre de domaines, traduisent ce que l'on
peut appeler une inquiétude...
- Je suis naturellement inquiet, c'est vrai, du bon équilibre
des choses, de la bonne intelligence entre les individus. Je
m'interroge. Il manque beaucoup d'harmonie au monde dans lequel
on vit. Je me fais du souci pour mes enfants. Que va-t-il se
passer exactement.? Grave question. Sinon, dans ma vie d'artiste,
je n'ai aucune espèce d'inquiétude.
- On te retrouve régulièrement dans des aventures
solidaires, comme Sol en si ou Les Restos du coeur.
Compte tenu des sollicitations, qui doivent être innombrables,
comment opères-tu tes choix ?
Pour Sol en si, c'était sur le double critère
du projet artistique et du montage financier. Il y avait un très
beau plateau dans lequel je n'avais plus qu'à me glisser...
comme dans un bon bain. Tout était tendu vers l'idée
de ramasser beaucoup d'argent pour les enfants atteints du virus
du sida et les familles concernées. Pour Les Restos
du coeur, c'est vrai que je suis préoccupé
par la pauvreté ordinaire, la misère galopante.
D'où mes projets avec le Secours Populaire, Emmaüs,
etc.
- Es-tu engagé aussi dans d'autres combats, d'ordre
moins médiatique ?
- Oui. Mon épouse et moi-même sommes engagés
dans des actions que l'on choisit en fonction de l'urgence de
telle ou telle situation...
- C'est sans doute au nom de cet engagement citoyen que tu
es devenu conseiller municipal d'Astaffort. Un jour, n'aurais-tu
pas envie d'en être le maire ?
- On me l'a demandé. C'était même la première
intention, en 1989, lorsque je me suis inscrit sur une liste.
Mais je ne veux pas aller plus loin que conseiller, parce que
c'est déjà beaucoup de travail. Je mène
en parallèle une vie familiale et artistique quand même
assez prenante. Et je me rends compte que le boulot de maire,
c'est vraiment quelque chose à temps plein.
- Ton créneau, ce sont les affaires culturelles ?
- Plus spécialement culturelles et sportives, oui. Mais
en fait, dans une petite ville de 2000 habitants comme Astaffort,
tout le monde s'occupe un peu de tout: des bâtiments publics,
de la commission des finances. Tu es une sorte de touche à
tout, quoi, et c'est ça qui m'intéresse : ne pas
être confiné dans le rôle du cultureux local,
mais être embringué dans un effort collectif au
service de la vie de tout le monde.
- Est-ce qu'à Astaffort, tu es un simple citoyen ?
- A Astaffort, mes relations avec mes voisins, mes concitoyens,
sont plus naturelles qu'ailleurs. C'est le seul endroit au monde
où je peux me promener tranquillement, où l'on
me regarde comme quelqu'un du pays, normal, ordinaire.
- Es-tu obligé, malgré tout, de te protéger
des curieux en visite ?
Ça arrive. Maintenant, Astaffort est un village
qu'on visite... Je sens bien que je fais l'objet d'une curiosité,
comme une sorte d'attraction. Mais bon, c'est très saisonnier.
On n'est pas tellement une région touristique. Cela reste
donc dans les limites du supportable.
- Comment tes deux enfants vivent-ils ta célébrité,
notamment à l'école ?
- Aurélie, qui a douze ans, commence à trouver
cela gênant. Elle est en cinquième au collège,
et ça bavarde autour d'elle... La petite, Manon, a huit
ans. Elle voit bien certaines choses, mais ça lui passe
encore un peu au-dessus de la tête ; ça ne l'intéresse
pas trop.
- Tes relations avec elles ne se compliquent-elles pas du
fait que tu es une star dans le regard des autres ?
- Non. Je leur ai toujours montré que je pratique un métier
normal, ordinaire. C'est vrai que, de temps en temps, je suis
obligé de partir, comme peut le faire un représentant
ou un homme d'affaires. Mais je ne quitte jamais la maison plus
de cinq-six jours d'affilée. Quand je pars au Québec,
je rentre le samedi. J'ai organisé ma vie pour être
là quasiment tout le temps. Comme j'ai peu bougé
durant ces trois ou quatre dernières années, la
petite m'a toujours vu à la maison. Mais la prochaine
tournée va être dure pour elle. Elle va être
à l'âge de se demander pourquoi je suis autant absent.
-
Là où tu vis, tu te retrouves très vite
dans les champs. Est-ce que tu as des activités de gentleman-farmer
? La chasse, la pêche ?
- Je ne chasse pas, je ne pêche pas, mais j'élève
certains animaux. J'ai des ânesses, quelques vieilles juments
et quelques poules. Je cultive un petit bout de jardin par-ci
par-là. Je m'amuse à ça, quoi. En fait,
je reviens vers la vie que menaient mes grands-parents.
- Astaffort, pour toi, c'est l'alpha et l'omega de ta vie
; l'endroit où, comme dit le poète, tu as choisi
de vivre le reste de ton âge ?
- Je crois pouvoir déjà répondre que oui...
Je suis en train de m'installer, justement. Cette année,
j'ai planté deux hectares de vigne et je vais certainement
étendre ça. De la vigne il y en a eu beaucoup chez
nous au début du siècle, mais on en a arrachée
pas mal quand il y a eu la crise, encouragés qu'on était
par des primes... A présent, on recommence à planter.
La conjoncture est assez bonne. On n'est pas loin du buzet, qui
marche fort. On n'est pas loin du duras, qui marche pas mal aussi.
Nous, on a un petit vignoble que personne ne connaît, qui
s'appelle le brulhois, un nom assez moyenâgeux. On fait
surtout du rouge.
- Tu as la passion du vin ?
- Oui [rire], ce sont des plaisirs qui arrivent avec l'âge
! Une bouteille de vin, un samedi, avec quelques potes, garçons
et filles, c'est super.
- Tu as une belle cave ?
- Ça commence. Pour le moment, elle est éclectique
; j'en suis à choisir mes préférences. J'ai
acheté un peu de tous les vignobles. Pas les grands crus,
mais pour essayer de goûter un peu les tendances, les goûts
qui se dégagent. Mais, chez moi, c'est plutôt bordeaux...
- Tu as une autre passion, ce sont les guitares...
- Je joue de la guitare depuis que j'ai quinze ans. C'est véritablement
un instrument qui m'est intime. Je le travaille deux ou trois
heures par jour ; deux lorsque je n'ai pas trop d'énergie
! Sur mon dernier album, j'utilise une dizaine de guitares différentes
et Denis Lable cinq ou six autres... Pour ce qui est de mes guitares
personnelles et de scène, je les fait faire par des luthiers
français, qui sont devenus des amis. L'un, Alain Quéguiner,
est un Breton de Paris. L'autre, Frank Cheval, est dela région
de Lyon. Des guitares de collection, notamment beaucoup de guitares
jazz des années 50, j'en ai une cinquantaine. Je les achète
aux Etats-Unis, sur catalogue, ou en France, à des gens
qui s'en séparent.
- Des guitares plutôt acoustiques ?
- Beaucoup de guitares électriques aussi. Ma plus belle
pièce est une Gibson Les Paul Goldtop de mon âge,
elle est née en 53 ou 54.
- Musicalement, quelles sont tes références
de base ? En dehors de Bob Dylan et de James Taylor que tu as
souvent cités...
- Oui, ils m'ont vraiment appris à jouer. Il y aussi Neil
Young, qui a exercé une très forte influence sur
moi. Sinon, depuis peu, j'écoute des musiciens plus jazzy,
comme George Benson, Wes Montgomery, qui jouent de la guitare
comme des virtuoses.
- Les disques que tu écoutes lorsque tu en as un peu
marre de tout ?
- Harvest, de Neil Young ; Gorilla, de James Taylor
; Blonde on blonde, de Bob Dylan. Je les écoute
vraiment très souvent.
- Il paraît que tu es capable de chanter tout Dylan...
- [Rire] C'est vrai ! Je connais tout Dylan par coeur ; phonétiquement
souvent. Je ne sais pas toujours exactement ce qu'il raconte,
car il a un anglais très riche.
- Peut-on rêver à un disque de reprises du style
Aufray chante Dylan ?
- J'y pense souvent, oui, mais Dylan c'est vraiment un client
! Le traduire ou l'adapter sans le trahir, c'est compliqué.
Quasiment une thèse de doctorat !
- Dans chaque album, ou presque, tu places une reprise. Pourquoi
ici le "I've been lovin' you too long" d'Otis Redding,
devenu "Depuis toujours" ?
- Parce que c'est une chanson absolument mythique dans ma vie.
J'ai grandi avec elle. Dans mes premiers groupes, quand j'avais
quatorze ou quinze ans, je l'inscrivais à mon répertoire.
Je chantais aussi des trucs de James Brown. Pourquoi Otis Redding,
et pas Dylan ou Cohen ? Parce que ce titre était plus
dans l'idée du blues qui sous-tend le disque. Cela tombait
sous le sens... et sous les doigts !
- Comment perçois-tu la relève de la chanson
française, toi qui organises à Astaffort des rencontres
dans le but d'aider à révéler des nouveaux
talents ?
- Il y a des artistes qui s'affirment d'année en année,
comme Clarika, Mathieu Boogaerts, Miossec, Blondin... Ça,
c'est la relève intéressante, je dirais. Après,
dans la grande variété, il y a toujours des gens
qui passent la rampe un moment, puis qui disparaissent... Il
faudrait réactiver le réseau des petites salles,
des cafés-concerts. En leur donnant les moyens. Il faudrait
vraiment qu'on se penche là-dessus avec la Sacem, l'Adami.
Comme les radios sont "prudentes", qu'elles passent
toujours les gens confirmés, il faut un circuit parallèle
où les jeunes puissent s'aguerrir.
- Tu as dit un jour : "Je veux juste que le succès
me donne du temps. Je rêve de passer des journées
à ne rien foutre." C'est un éloge de la
paresse ?
- Il est vrai que je veux que le succès me donne du temps.
Mais là, je me suis peut-être laissé emporter
! Pour moi, une journée "à ne rien foutre",
c'est un peu une journée perdue. En disant ça,
je pensais plutôt à la journée passée
à lire et à jouer de la guitare. Si c'est ça
ne rien faire, alors d'accord... En ce moment, je lis beaucoup
; c'est un passe-temps qui me repose.
Propos recueillis par Jean THÉFAINE
Contact scène : Loulling System, 11 cours
Aristide-Briand, 69300 Caluire
(tél. 04.72.27.06.49, fax 04.78.23.30.37).
|