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L'�dito de Fred Hidalgo

Chorus n°67 - Printemps 2009


 

Dans les journaux et sur les ondes  
On sent qu’un monde vient au monde
[…] Le Monde change de peau
Sera-t-il laid ou bien beau

Couvert de couleur peinture
Ou de vert nature ?

Alain Souchon, 1976

 


Le poète a toujours raison qui voit plus loin que l’horizon. « Femmes et hommes / Toutes et tous nous sommes / Une seule et même personne / La Terre est toile d’araignée / Chaque action est répercutée…» Il a suffi de rendre publiques la filouterie et l’incompétence de quelques banquiers américains et autres aigrefins ou irresponsables de la finance internationale pour qu’en six mois à peine le monde se retrouve à genoux. Julos Beaucarne ne croyait pas si bien dire. Tout juste s’est-il trompé dans la date : « Le 9/9/99 / Le monde sera neuf ou veuf. » Il s’en fallait simplement de dix ans.
Qu’en sera-t-il le 9/9/09 ? Aurons-nous amorcé La Nouvelle Vie chère à Jonasz où l’on se souciera pour de bon de l’intérêt commun ? Serons-nous au seuil d’Un autre monde où… téléphone et Internet ne se substitueront plus abusivement à la communication physique ? Où l’on ne spéculera plus sur la famine, où le travail forcé des enfants n’enrichira plus les consortiums, où l’accroissement du chômage ne viendra plus grossir les dividendes ? Un monde où l’Homme sera enfin au centre du dispositif ? Ou bien, comme l’a décrite Leny Escudero, sommes-nous appelés seulement à survivre dans La Planète des fous, en attente de l’implosion finale ?

Le mal est fait, la récession est là. Dans le domaine culturel, cela se traduit par une chute vertigineuse du disque, du livre et de la presse. Autrement dit de ce qui fonde la vie en société et nous permet de disposer avec bonheur du temps qui nous est donné, au lieu de le consumer à petit feu jusqu’à l’inéluctable issue. Arrivé à un tel point de rupture, reste au moins l’espoir que cette crise soit finalement un mal pour un bien. Car d’autres modèles socio-économiques sont possibles. «Mettons vite la Vie à la une / Reboisons l’âme et les déserts / Chacun de nous comme chacune / Peut mettre la Terre au vert.» Nul besoin d’attendre passivement que les G8 (jésuites ?), G20 et autres jean-foutre de la jet-set politique décident d’imposer leurs vues, encore moins que le ciel nous tombe sur la tête, pour chercher des alternatives à une société moribonde dont le jusqu’au-boutisme financier et le fanatisme religieux sont les deux mamelles. Choisis ton camp, camarade !
Pour nombre d’artistes et de groupes de chanson française, en tout cas, le choix est fait. Parfois même depuis belle lurette. Tournant résolument le dos au showbiz et au star-system, ils ont opté avec succès pour l’autogestion scénique et phonographique. Sans rien céder à la qualité ni au professionnalisme, au contraire, étant obligés par définition de ne rien laisser au hasard et de se montrer aussi perfectionnistes que possible. Ainsi Les Ogres de Barback, Marcel et son Orchestre, Tryo and Co au sommaire de ce numéro ont-ils ouvert des voix nouvelles, dans le sillage des Têtes Raides, gagnant des foules immenses à leur cause sans matraquage médiatique ni marketing agressif. En faisant avant tout appel à la sensibilité et à l’intelligence des gens.
Dans ce métier, auparavant, nul salut n’était concevable hors des clous du showbiz. Aujourd’hui, outre cette autogestion totale – tels des autocontrats à 360° ! – qui fait école, les petits tourneurs, petits labels de disques et distributeurs se multiplient. Le monde change. Non seulement les majors sont en passe (si ce n’est déjà fait ?) d’être supplantées par l’autoproduction, mais on invente même de nouveaux modes de production avec l’Internet (voir p. 172) ; et ça marche !
Bref, en lieu et place du modèle unique qui sombre en ce moment, on découvre bien d’autres façons d’exercer ce métier. Et comme la chanson, à l’image de la société, est une chaîne dont chaque maillon, anticipant le suivant, dépend de celui qui le précède, on assiste aussi à l’éclosion de nouvelles structures d’accueil et de diffusion. Ainsi surgit en particulier une chanson de proximité, dont les médias parisianistes ou branchés (débranchés du terrain, plutôt !) sont à mille lieux de soupçonner seulement l’éventualité de l’existence : notamment via des festivals comme Chant’Appart, dont la formule à succès (plébiscitée tant par les artistes que par le public) est en train d’essaimer un peu partout, y compris outre-Atlantique ; comme celui de Montauban où l’artiste invité d’honneur se mêle naturellement aux festivaliers tout au long de la semaine ; ou comme celui de Risoul (voir p. 113), modèle en soi de convivialité, de qualité, de repérage de nouveaux talents… et de débrouille économique.
On en revient en fait aux chemins de traverse tracés dans l’Hexagone dans les années 70, en réaction à la déferlante yé-yé et surtout à la dictature politico-médiatique protégeant une variété non dérangeante, par les MJC, clubs Léo-Lagrange, foyers des jeunes, associations culturelles et autres comités d’entreprise. Un circuit de diffusion qui s’est avéré essentiel à l’émergence des grands artistes actuels : pour citer un exemple personnel, je me souviens d’avoir vu se produire dans le même centre socio-culturel d’un quartier périphérique d’une petite ville, devant moins de cinquante spectateurs, Areski et Fontaine, les regrettés Jean-Roger Caussimon, Maurice Fanon et Jacques Debronckart… ou encore le
futur recordman des Victoires de la Musique 1, un certain Alain Bashung.
C’est le paradoxe perpétuel de l’évolution : pour créer du neuf, il faut connaître son histoire et en tirer les leçons, comme un arbre croît grâce à ses racines. Ce dont s’efforce toujours Chorus, rassembleur ès-chanson, mémorialiste, chroniqueur du temps présent et révélateur à la fois des talents de demain. Après Bénabar, Cali, Fersen, Lynda Lemay, M, Sanseverino, Têtes Raides ou Zazie, présents dans ces colonnes dès leurs débuts, c’est au tour de Tryo de faire la Une des « Cahiers de la chanson ». Comme ce monde qui « vient au monde », tout est affaire de maturation. Même l’Apocalypse ne ferait que révéler (du moins selon son étymologie) ce qui est caché à nos yeux mais existe potentiellement de toute éternité. N’est-ce pas L’Ecclésiaste (1 : 9), pour continuer ce «filage»
biblique, qui assure : « Ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera, il n’y a rien de nouveau sous le soleil » ? Ce qu’un malicieux poète contemporain, chanté par Gainsbourg, a traduit par : « La nouveauté ? C’est vieux comme le monde ! »
Tout cela pour dire qu’il ne faut pas exagérément redouter les soubresauts actuels de la planète, contrecoups d’un système artificiel qui ne profitait (de plus en plus) qu’à une infime minorité. Une éruption volcanique soudaine est parfois nécessaire (c’est certes plus facile à écrire qu’à vivre) pour en finir avec la crainte paralysante d’un séisme cataclysmique encore à l’état latent. Et ce n’est pas qu’une métaphore : je l’ai vérifié physiquement, il y a trente ans, en compagnie d’Haroun Tazieff dans le désert afar, où nous crapahutions vers un volcan nouveau-né, dans un décor lunaire… en parlant de chanson, des Frères Jacques et de Michel Bühler !
Oui, il faut sans doute en passer par là, par cette folle Java du diable, pour enfanter une manière meilleure de vivre ensemble. Autrement et ailleurs que dans la jungle ou dans le zoo (salut Ferrat !). C’est d’ailleurs le message des groupes festifs mais citoyens, concernés tant par le sort de notre Terre que de leurs frères humains – des groupes qui parlent grave sur un ton léger (façon Trenet ou Souchon, revue et corrigée ; comme quoi, les leçons du passé…) –, que nous avons voulu mettre à l’affiche de ce printemps 2009, saison du renouveau. Trente ans pile après avoir pris la décision de créer le journal indépendant qui manquait à la chanson de l’espace francophone. Depuis, chaque numéro est un recommencement, une renaissance. Comme le chante Moustaki (à qui nous souhaitons un prompt rétablissement), nous gardons intacte l’impression que  Tout reste à dire.
Alors… affaire à suivre, en totale et réciproque fidélité. Malgré tous les travers de l’homme, tous les malheurs du monde, nous continuons en effet, vous et nous – et c’est presque miraculeux, depuis le temps –, à faire chorus. Sans aucun doute parce que la chanson est la plus belle création de l’homme, la plus immédiate, la plus populaire, la plus rassembleuse. Et que nous la respectons et la traitons ainsi ; non comme un divertissement au sens pascalien du terme. Moralité ? Un autre poète (Nazim Hikmet, trois ans avant sa mort) l’a écrit : « Les chants des hommes sont plus beaux qu’eux-mêmes / Plus lourds d’espoir, plus tristes, plus durables / […] Rien en ce monde de tout ce que j’ai pu boire et manger / De tous les pays où j’ai voyagé / De tout ce que j’ai pu voir et entendre / De tout ce que j’ai pu toucher et comprendre / Rien, rien ne m’a jamais rendu aussi heureux que les chants / Les chants des hommes. » l
 

Le monde change de peau
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